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Grant Morrison présente Batman • Intégrale – Tome 2/4

Après une première intégrale assez inégale voire laborieuse dans sa dernière ligne droite, la saga de Grant Morrison opère un tournant en reléguant Batman/Bruce au second plan et en misant sur les (nouvelles) aventures de Dick et Damian, alias les nouveaux Batman et Robin ! Ce deuxième opus regroupe différents tomes simples de la précédente édition : les 3 et 6 (à l’exception de deux chapitres de ce dernier rappatriés dans la troisième intégrale), centrés sur Batman et Robin donc (couvertures jaunes et oranges ci-dessous) et le premier tiers du tome 4 (Le dossier noir).

[Résumé de l’éditeur]
Bruce Wayne est mort ! Gotham ne peut rester sans protection et c’est à Dick Grayson et Damian Wayne de reprendre le flambeau sous les masques de Batman et Robin ! Leur baptême du feu ne se fera pas sans heurts et ils devront bien vite affronter les menaces du Professeur Pyg, du Red Hood et d’un Bruce Wayne zombie !

[Début de l’histoire]
Juste avant sa supposée mort par Darkseid (cf. fin de Final Crisis), Batman est emprisonné dans une étrange machine. Durant ces « jours avant Oméga », le justicier revoie tout son passé, de ses premiers pas en tant qu’homme chauve-souris jusqu’à aujourd’hui. Mais d’étranges évènements lui font comprendre qu’il ne fait que « rêver »…

Après s’être sorti de ce périple et avoir vaincu Darkseid, le Chevalier Noir est renvoyé dans le passé, amnésique… Pour pallier l’absence de Batman dans le présent, Dick Grayson endosse la cape de son mentor et Damian Wayne devient officiellement le nouveau Robin !

[Critique]
Comme pour l’intégrale précédente, celle-ci compile six histoires issues des anciennes éditions et réparties ainsi : Le dossier noir – Acte I : La pièce manquante, Nouveaux masques, Au cœur des ténèbres, Le dossier noir – Acte II : Le batman, la mort et le temps, Batman contre Robin et Que meurent Batman et Robin. L’accent est donc mis sur ce fameux Dossier noir (on verra de quoi il en retourne plus loin) et les aventures des nouveaux Batman et Robin, à savoir Dick Grayson et Damian Wayne !

À noter, une certaine réorganisation entre les anciens tomes simples (qui proposaient les mêmes récits mais dans un ordre différent, incluant même des planches de Final Crisis qui contextualisait la fausse mort de Batman et son retour – une autre saga également écrite par Morrison) et celui de cette intégrale, afin d’avoir une lecture globale davantage cohérente. En effet, on reprend directement là où s’était arrêtée l’intégrale précédente, avec Batman qui sort de l’eau après le crash de l’hélicoptère.

Dès son retour, c’est une plongée dans son inconscient qui surgit à nouveau mais cette fois de façon plus limpide : on revoit les moments forts du Chevalier Noir de ses origines jusqu’à aujourd’hui. Tout ceci correspond à l’arc Le dossier noir – Acte I : La pièce manquante, étalé sur quatre chapitres (Batman #682-683 puis #701-702). Dans sa dernière ligne droite, on retrouve à nouveau les évènements de Final Crisis et donc la mort (apparente) de Batman par Darkseid (en réalité propulsé dans le passé et amnésique – la « suite » de ses aventures est à découvrir dès le début de la troisième intégrale – on ne reverra quasiment plus Batman/Bruce ici).

Ces quatre épisodes sont réjouissants et devraient ravir n’importe quel fan de Batman ! Malgré quelques passages brumeux (la fission avec Le Grumeau), la compréhension au fil de l’eau d’une torture mentale qui raconte donc toute la mythologie de Batman est savoureuse – même si celle-ci incorpore quelques éléments factices – autant tout narrer chronologiquement et avec précision et « réalité » pour être plus efficace. Pas de quoi bouder son plaisir néanmoins, cette semi-aventure est un régal pour les puristes qui se délecteront de toutes les références proposées par Grant Morrison, mais aussi pour les novices qui bâtiront ainsi une cartographie, plus ou moins complète, de l’histoire du Chevalier Noir de ses origines à nos jours.

On rappelle que l’auteur écossais souhaite procéder à une sorte d’unification de toutes les aventures passés de tous les Âges des publications des comics pour les rendre cohérentes. Ce « tout » apparaît ici d’une façon plus soutenue et paradoxalement plus claire, ne s’attardant pas sur des personnages inutiles et dont on se moque. C’est peut-être ce qu’il « manquait » au tome précédent, ou plutôt ce qui aurait été plus habile de mettre en premier afin de ne pas perdre le lectorat. Ici, le nouveau venu peut être confus par moment mais ce sera plutôt rare et, dans tous les cas, pas très grave.

Les mentions à des alliés, ennemis, situations, lieux et moments « cultes » du justicier sont tellement nombreuses que l’éditeur en dévoile et décrypte une bonne partie après les épisodes (sur trois pages !). La seule contextualisation peut-être plus importante est liée aux évènements de Final Crisis qui s’imbriquent dans la narration (dans laquelle Morrison convoque aussi des éléments du Quatrième Monde de Jack Kirby).

En synthèse, cette longue introduction est une réussite et happe immédiatement. Notons qu’appeler ça Le Dossier Noir est presque une erreur car c’est corrélé au nom d’un dossier éponyme tenu par Batman qui condense ses aventures loufoques et délirantes publiées durant les années 1950. Ce qui sera précisément au cœur de l’intégrale suivante et… qui était en fait la composition principale de la précédente édition simple – qui regroupait donc ce Dossier Noir et cette aventure de quatre chapitres (ainsi qu’un autre). Cela faisait donc un peu sens mais ce n’est pas le cas dans le cadre de cette intégrale mais ce n’est pas très important.

Toute cette « pièce manquante » est dessiné par Tony Daniel, déjà à l’œuvre d’une bonne partie de l’intégrale précédente ainsi que Lee Garbett. Les deux artistes arrivent à composer une dense fresque élégante et graphiquement aboutie (colorisée par Ian Hannin et Guy Major). Un résultat très mainstream et propre mais totalement efficace et on n’en demande pas davantage pour ce segment atypique de 95 pages au total qui se conclut sur un Wayne de dos se réveillant dans une grotte (durant… la préhistoire – cela aussi sera à suivre dans l’intégrale suivante !).

Passé ce premier acte (c’est le cas de le dire), place à une équipe inédite : Dick et Damian en Batman et Robin ! Si la transition de Damian en Robin est ultra soudaine (il n’était pas encore réellement intégré dans la Bat-Famille, il était même retourné chez sa mère Talia et revient comme un cheveu sur la soupe), celle de Dick en Batman n’est pas totalement inédite. Le jeune prodige historique avait déjà revêtu la cape de son mentor après les évènements de Knightfall dans (le très sympathique) récit complet Le Fils Prodigue.

Aparté : lors de la publication du tome simple en 2012, Urban Comics contextualisait en avant-propos ces sujets et donnait les titres en VO (Prodigal en l’occurrence, mais aussi Battle for the Cow qui servait de transition pour Dick en parallèle du run de Morrison – prochainement chroniqué). Pour la réédition de 2018 en intégrale, Urban s’est contenté du strict minimum côté travail éditorial car le texte est identique à celui de la précédente édition. C’est dommage car entretemps l’éditeur a bien publié Knightfall et Prodigal ! Il suffisait donc de citer leurs titres traduits (et éventuellement les collections dont ils font partie). Ce n’est pas très grave en soi mais pourrait mal accompagner un lecteur novice.

La série (re)prend un rythme plus conventionnel (et agréable) avec les aventures de Dick et Damian. Même si elles arrivent sans être réellement introduites, on retrouve une dynamique plaisante où le binôme s’essaie tant bien que mal à cacher et compenser la disparition de Bruce et donc du « vrai » Batman. En résulte une salve de quinze épisodes de la série intitulée sobrement en VO Batman and Robin contenant trois arcs déjà précités : Nouveaux Masques (six chapitres), Au cœur des ténèbres, Batman contre Robin et Que meurent Batman et Robin (tous trois composés de trois épisodes chacun). Un chapitre de la série Batman (le #700) intervient après la seconde histoire – on y reviendra.

Dans Nouveaux Masques, Dick et Damian apprennent à travailler ensemble. Le caractère fougueux, intrépide (et insupportable) de Damian, offrent un humour bienvenu dans un run assez « austère », couplé à la bonhomie habituelle de Dick, cela fait presque du bien de « souffler » et d’avoir enfin un peu de légèreté après les précédentes histoires. La première moitié met en avant le professeur Pyg, créé spécialement pour l’occasion (en vrai, on l’avait déjà aperçu dans Batman #666, c’est à dire dans l’itération futuriste sur Damian, cf. Bethléem dans le tome précédent). Damian (qui est fait prisonnier) et Dick (qui a du mal à diriger son nouveau jeune allié) s’offrent une quête effrénée pour sauver toutes les proies de Pyg.

On assiste donc aux premiers pas de cet antagoniste particulièrement glauque, apparu ensuite dans d’autres aventures en comics bien sûr, mais aussi transposé dans différentes adaptations : le jeu vidéo Arkham Knight et la série Gotham entre autres. La seconde moitié ajoute Red Hood dans la partie dans une vendetta elle aussi sanglante et un Jason Todd violent et sans concession, même si un peu méconnaissable (on doute d’ailleurs un petit peu si c’est vraiment lui ou un usurpateur).

L’épopée n’est pas que narrative, elle est aussi visuelle ! Franck Quitely gère les trois premiers épisodes avec son style si atypique (et clivant). Ses traits granuleux, ses détails étranges qui sont censés ajouter du réalisme mais ne font que paradoxalement s’en éloigner. C’est un artiste singulier dont la patte tranche avec le reste des productions du genre (il s’est associé à plusieurs reprises avec Grand Morrison car, en dehors de Batman, on lui/leur doit les superbes All-Star Superman et les New X-Men). Cela tombe bien Philip Tan s’occupe des trois derniers chapitres de Nouveaux Masques avec une approche plus convenue mais néanmoins superbe. On oscille entre du David Finch, Andy Kubert et d’autres dessinateurs de renom du même genre (qui signeront quelques planches plus loin). Il est même étonnant que Tan n’ait pas eu davantage de titres chez DC par la suite, incluant Batman, tant son art épouse à merveille les situations d’action et la beauté des personnages ! Plutôt discret, il a tout de même été quelques arcs de Spawn, Green Lantern, X-Men et… Suicide Squad Rebirth !

Au cœur des ténèbres se déroule à Londres où Dick/Batman retrouve L’Écuyer (puis Le Chevalier – tous deux venant du Club des Héros, cf. tome précédent). Ils affrontent de mystérieux ennemis complètement oubliables mais, surtout, utilisent un puits de Lazare afin de ressusciter Bruce ! Cela fonctionne mais il semblerait qu’il ne s’agissait pas du vrai Bruce, celui revenu à la vie étant quasiment un zombie… Leur route croise aussi celle de Batwoman, présente « comme par hasard » (probablement pas mais ça manque cruellement de contextualisation) et Damian est en convalescence à Gotham.

C’est un récit un peu faiblard à la narration peu limpide, encore une fois, avec des improbabilités (Batwoman préfère mourir et revenir ensuite à la vie grâce à la source de Lazare), un retour express à Gotham, un corps d’un Bruce/Batman qui n’était pas le sien, etc. Les dessins de Cameron Stewart sauvent plutôt l’ensemble ainsi qu’un peu d’humour. À noter aussi jusqu’à présent sur les trois dessinateurs, la colorisation impeccable d’Alex Sinclair, comme souvent, remplacé par Tony Avina sur les deux derniers épisodes. Avina est moins doué et pas aidé par le style lisse et impersonnel de Stewart, manquant de relief, d’émotions et de lisibilité.

Le Batman, la Mort et le Temps est un épisode particulier, il est plus long que la normale (une trentaine de pages) et a carrément cinq dessinateurs prestigieux (Tony Daniel, Frank Quitely, Scott Kolins, Andy Kubert et David Finch). Pourquoi ? Car il s’agit du 700ème chapitre (!) de la série Batman. Morrison en assure bien sûr le scénario et propose une affaire à résoudre à travers trois Batmen : Bruce Wayne, Dick Grayson et le Damian Wayne du futur (aperçu dans Bethléem dans l’intégrale précédente). Le fil rouge entre chaque Batman est un mystérieux carnet, appartenant au Joker avec le dynamique duo qui peut brièvement voyager dans le temps (même si ce n’est pas du tout exploité). Malgré les chouettes dessins, ça ne raconte rien de très palpitant (c’est même peu compréhensible voire inintéressant) entre une machine à générer « ce qui aurait pu être » et autres changements d’époque, corrélés à un professeur (Carter Nichols – vieux personnage de DC) qui les aide à voyager dans le temps.

Les dernières planches rendent hommage à quatre Batmen du futur : Terry McGinnis (Batman : La Relève), Batman 3.000 (alias Brane, issu d’une création de Joe Greene et Dick Sprang en 1944 dans Batman #26), Brane Taylor de l’an 3.051 (autre création de Dick Sprang avec Bill Finger cette fois, dans Batman #67 en 1951 – Brane étant la contraction de Bruce et Wayne pour ces deux Batmen atypiques) et, enfin, Batman Un Million, créé par… Grant Morrison (dans DC One Million en 1998). Il s’agit d’un Batman de l’An 85.298, justicier anonyme et orphelin. Encore une fois, le scénariste écossais s’amuse à piocher dans un bestiaire sympathique et quasiment méconnu (à l’exception de McGinnis) mais ça ne sert pas à grand chose. À voir comme un hommage éphémère et appuyer la théorie que Batman et Robin résiste(ront) à l’épreuve du temps quoiqu’il arrive (ce qui cohérent pour un futur proche mais pour 853 siècles plus tard, c’est un peu ridicule…).

Retour à la série (et aux aventures) de Batman et Robin dans… Batman contre Robin, en trois épisodes. Un peu de contextualisation est de mise (absente du volume) : cette suite se déroule en parallèle de l’autre série écrite par Morrison : Le retour de Bruce Wayne, qui est incluse dans l’intégrale suivante. Il y a donc quelques connexions avec des ancêtres de Bruce Wayne qui donneraient des indices quant au voyage dans le temps de Wayne. Une théorie soutenue par Tim Drake à plusieurs reprises mais… sans qu’on voit Drake, ce sont Damian et Dick qui parlent de lui (on ignore donc ce que fait et comment va Tim…).

Par ailleurs on retrouve le personnage cagoulé et élégant d’Oberon Sexton, ultra énigmatique après ses premières apparitions un peu plus tôt dans la fiction. Son identité est révélée à la toute fin et… c’est une sacrée surprise (qu’on ne dévoilera pas mais qui semble en opposition totale avec l’ADN initiale du personnage qui se cache sous ce masque) !

Au demeurant, Batman contre Robin porte bien son titre : Damian est contrôlé à distance par Talia et Deathstroke afin de tuer Dick ! En complément, des pistes mènent à Barbatos, ancien Dieu chauve-souris maléfique, accentuant l’idée que Bruce est réellement dans le passé. Les différents évènements du présent sont donc terriblement palpitants bien qu’un peu décousus. D’un côté le retour imminent de Bruce Wayne, d’un autre l’évolution de Damian – nettement plus empathique qu’auparavant voire touchant.

En complément et en vrac : Dick, qui campe un Batman complexe avec un héritage lourd à porter, sans oublier les machinations de Talia, du tueur aux dominos (apparu en semi fil rouge depuis le début de l’ouvrage) et le fameux Gant Noir, organisation criminelle gérée par Hurt dans le précédent volet et qui semble toujours active. L’ensemble est dessiné par Andy Clarke et Sinclair revient pour les couleurs. Clarke s’approprie avec brio le style de Quitely, conférant une belle cohérence graphique dédiée à ce nouveau dynamique duo !

 

En dernière ligne droite, Que meurent Batman et Robin (trois épisodes) remet le Joker au premier plan ainsi que Hurt qui se fait passer pour… Thomas Wayne. Encore une fois (et malheureusement), la lecture est difficile, on nage entre illusions, psyché et réalité sans qu’on comprenne très bien l’ensemble. On salue en revanche l’assemblement de multiples pièces narratives contribuant au puzzle (non) linéaire et complexe de Morrison. Ainsi Pyg et d’autres sont confrontés dans une résolution à peu près cohérente mais sincèrement ardue.

Il manque une fluidité dans les dialogues, dans l’exposition et dans la globalité du récit pour mieux le saisir. C’est un parti pris clivant, à nouveau, qui ravit probablement une frange de fans contents de sortir un peu des sentiers éculés autour de l’homme chauve-souris mais qui délaisse ceux qui souhaitent suivre une fiction certes exigeante mais à minima intelligible. C’est cette fois Frazer Irving qui gère les dessins et la colorisation et… c’est très, très particulier (cf. image ci-dessous). Entre le cel shading bas de gamme d’un jeu vidéo ou bien une peinture à l’eau étrange… C’est parfois hideux (les gros plans sur les visages notamment) mais respecte bien la vision psychédélique de la fiction d’une certaine façon !

À noter que l’intégrale (tous comme les éditions précédentes) regorgent de bonus (plus de 50 pages !) compilant annotations de Morrison pour aider ses dessinateurs, croquis préparatoires, travaux de recherches, couvertures alternatives… bref un régal pour les amateurs et un ouvrage conséquent (568 pages !) pour 30 € seulement. À ce prix là, aucune raison de passer outre, surtout qu’on est « presque » (on insiste sur les guillemets) sur un livre qui pourrait se lire de façon indépendante sans avoir besoin de connaître le précédent et pouvant se contenter de cette fin ouverte.

Malgré ses quelques faiblesses d’écritures et ses dessins inégaux, cette deuxième intégrale est parmi les coups de cœur du site, ne serait-ce que pour la dynamique entre Dick et Damian, l’originalité de la situation globale, la première partie dans la psyché de Batman passionnante et – reconnaissons-le – parce qu’il faut bien qu’il y ait un segment du run de Morrison dans cette rubrique. L’auteur a eu le mérite d’innover même si – on radote – son parti pris est déroutant et clivant, bardé de références obscures et souvent peu pertinentes, cela changeait (surtout à l’époque) drastiquement de ce qu’on observait jusqu’à présent.

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 17 août 2018.
Contient : Batman #682-683, #700-702, Batman and Robin #1-15
Nombre de pages : 568

Scénario : Grant Morrison
Dessin : collectif (voir article)
Encrage : collectif
Couleur : collectif

Traduction : Alex Nikolavitch
Lettrage : Christophe Semal et Laurence Hingray

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Grant Morrison présente Batman • Intégrale – Tome 1/4

La longue saga de Grant Morrison a d’abord été publiée en France en kiosque chez Panini Comics (fin des années 2000) puis Urban Comics (début des années 2010) avant de bénéficier d’une édition en librairie remise dans un ordre idéal en neuf tomes de 2012 à 2014 – cf. index dédié. Urban a ensuite proposé en 2018 et 2019 une réédition en quatre intégrales conséquentes (chacune compte entre 500 et 600 pages) avec un réajustement de certains chapitres. Ce sont ces intégrales qui sont chroniquées sur le site. Les couvertures de chaque article sont celles de l’intégrale et des anciens tomes simples qu’elle compile (ainsi qu’une ancienne version de Panini pour ce premier opus et une réédition petit prix du premier arc à part). Retour sur cette épopée inégale, passionnante mais exigeante, signée par un auteur qui a révolutionné une partie de la mythologie de Batman !

 

[Résumé de l’éditeur]
Batman a déjà affronté Talia al Ghul et son empire du crime à plusieurs reprises, mais leur lutte prend un tour bien plus personnel lorsqu’elle présente au héros le fils issu de leur union : Damian ! Malgré son jeune âge, il est déjà un assassin de renom et Tim Drake, alias Robin, ne tarde pas à en faire les frais ! Pour Batman, c’est le début d’une épopée qui va l’amener à revisiter toute son histoire et redécouvrir des alliés comme des ennemis passés.

[Début de l’histoire]
Le Joker a empoisonné Gordon mais Batman parvient à arrêter le criminel et sauver le policier. C’est l’un des derniers malfrats que le Chevalier Noir arrête après une période où tous ses ennemis ont été mis sous les verrous.

En parallèle, la femme de Kirk Langstrom est kidnappée… Tandis que Bruce Wayne est à une soirée publique avec sa nouvelle idylle, Jézabel Jet, les convives sont attaqués par une armée de Man-Bat.

Dans l’ombre, Talia al Ghul semble derrière cette attaque et présente à Bruce Wayne, Damian, son… fils !

[Critique]
Cette première intégrale compile les tomes 1 et 2 de la précédente édition (L’héritage maudit et Batman R.I.P.). Elle est donc segmentée en huit histoire : Le fils de Batman, Les trois fantômes, Bethlehem, Le club des héros, Au clown de minuit, Il y a un an (une courte introduction au titre suivant), Batman meurt à l’aube et enfin Batman R.I.P.. En VO, cela englobe majoritairement des épisodes de la série Batman (en gros du #655 au #681 mais certains ne sont pas inclus car scénarisés par d’autres personnes). Les trois premiers récits avaient bénéficié d’une courte critique il y a une dizaine d’années sur ce site mais autant tout regrouper ici et repartir sur de bonnes bases.

Dans Le fils de Batman (quatre épisodes), on découvre évidemment Damian Wayne pour la première fois, introduit par Talia al Ghul de façon abrupt et laissé à son père pour qu’il l’entraîne ! En parallèle, un mystérieux usurpateur du Chevalier Noir règle les comptes radicalement des criminels dans Gotham. Kirk Langstorm (Man-Bat) est contraint de donner son sérum pour libérer sa femme kidnappé par… Talia, justement, qui en profite pour se constituer une armée de Men-Bats conséquente pour ses projets !

Autant dire que cette entrée en matière démarre sur les chapeaux de roue avec autant de figures familières (Tim Drake, Alfred, Langstorm…) que de nouveaux (Jezebel Jet, nouvelle compagne de Bruce, l’énigmatique autre Batman, Damian…). L’action est aussi présente que les rebondissements et l’humour mais aussi un côté assez sanglant (Damian décapite une de ses cibles). De quoi découvrir un gamin insupportable, colérique, impulsif et condescendant. Difficile dans l’immédiat de s’attacher à lui ! Par ailleurs, Talia évoque la relation (sexuelle) à l’origine de Damian là où Batman lui (re)précise qu’il avait été drogué et non consentant.

D’un point de vue historique, Grant Morrison s’inspire (probablement) d’un récit de 1987, Le fils du Démon (inclut dans La saga de Ra’s al Ghul – pas encore chroniqué sur le site). Dans ce récit complet de Mike W. Barr et Jerry Bingham, Talia accouche d’un garçon après son union avec Bruce mais le fait adopter par un couple anonyme car elle préfère faire croire au Chevalier Noir à une fausse couche. Citons aussi Kingdom Come (Mark Waid et Alex Ross, 1997) où ce fils se renomme Ibn al Xu’ffasch (le Fils de la Chauve-Souris) et est à la tête de l’empire du crime de Ra’s al Ghul.

Urban Comics explique d’autres éléments qu’on vient de lire après cette (longue) introduction autour de Damian. Grant Morrison pioche dans l’Âge de Bronze et les années 1970 et la mythologie liée à Ra’s al Ghul (créé par Dennis O’Neil et Neil Adams en 1971) avec en point d’orgue le voyage de noces entre Talia et Bruce (DC Special Series #15, par Michael Golden, en 1978). Le scénariste écossais convoque aussi Man-Bat dans un rôle secondaire et de « gentil », lui aussi date de 1970 (co-crée par Frank Robbins et Neal Adams – dans Detective Comics #400). Plus anecdotiquement (mais annonciateur de tout ce que va entreprendre Morrison dans son run), l’auteur reprend aussi un autre ennemi des 70’s mais totalement méconnu, Le Suaire (The Spook en VO), arnaqueur aux gadgets surnaturels, également créé par Franck Robbins, avec Irv Nocick cette fois, dans Detective Comics #434 en 1973.

Les trois fantômes (deux chapitres) mettent en avant trois nouveaux Batman ! Le premier étant l’usurpateur croisé en tout début du livre, le second une grosse brute proche de Bane et le troisième est à peine évoqué et pas encore rencontré. On n’en saura pas davantage sur ces trois êtres dans l’immédiat mais l’intérêt est de poursuivre le « quotidien » de Bruce et Tim, tous deux vivant un changement drastique de leur croisade mais formant toujours un tandem agréable. Bethléhem est une courte histoire (un épisode) projetant Damian dans le futur, à l’occasion du chapitre #666 de la série Batman. C’est un peu anecdotique mais plaisant de voir un nouveau look pour un futur Batman plus violent et inédit (son chat s’appelle Alfred). Ces trois récits (donc sept chapitres) ont été publiés par Urban Comics dans leur collection estivale à petit prix en 2022 sous le sobre titre Le fils de Batman.

A ce stade (les deux tiers de l’équivalent du premier tome simple de l’ancienne édition), tous les dessins sont assurés par Andy Kubert (fils de Joe) qui soigne particulièrement ses planches. Les traits sont fins et détaillés, l’action bien emmenée et aérée, le découpage classique mais efficace. Seule la colorisation de Dave Stewart et Guy Major détonne parfois, ajoutant un côté artificiel et trop propre à l’ensemble mais ça reste convainquant et, surtout, cohérent dans l’ensemble de la fiction. Si le côté lisse des visages est à déplorer, le reste tient la route et offre un divertissement tout à fait correct, plutôt original et sympathique à lire.

Le club des héros (trois chapitres) est un récit plus singulier. Il fait voyager Batman et Robin (Tim) sur l’île de monsieur Mayhew (soit le titre de l’édition 2009 de Panini Comics qui avait sorti cette histoire de façon indépendante, ce qu’elle est plus ou moins – cf. couverture en haut de cette critique). Sur celle-ci, les deux justiciers retrouvent de très vieux héros de seconde zone, apparus il y a des décennies dans Detective Comics et Batman. Grant Morrison récupère (encore) dans l’existant oublié pour le moderniser.

On croise donc les membres originaux aperçus dans Detective Comics #215 (Ed Hamilton et Sheldon Moldoff, 1955) – El Gaucho (Argentine), Le Légionnaire (Italie), le Ranger (Australie), Le Mousquetaire (France), etc. – ainsi que Wingman (remplaçant éphémère de Robin vu dans Batman #65 en 1951, par Bill Finger et Lew Schwartz), Frère Chiroptère et Petit Corbeau (Batman #86 en 1954, par France Herron et Sheldon Moldoff). Morrisson ajoute aussi les nouvelles version du Chevalier et de l’Écuyer qu’il avait inventées en 1999 (dans JLA #26). Certaines de ces informations sont, une fois de plus et heureusement, précisées par Urban Comics entre des épisodes.

Ledit Mayhew, financeur avant-gardiste du fameux club des héros a été tué et les hôtes sur l’île sont retrouvés morts les uns après les autres. Une sorte de whodunit où Batman et Robin enquêtent dans le présent et où se mêlent des flash-backs de contextualisation sur leurs collègues peu connus. L’histoire est à la fois simpliste et paradoxalement peu intelligible. Tout va très vite et on a à peine le temps de se familiariser avec toutes ces nouvelles têtes plus ou moins empathiques (à terme ils deviendront membres de Batman Inc. et réapparaîtront dans le run de Morrison mais aussi dans d’autres séries liées à Batman comme récemment dans Abyss).

En VO, ce récit s’appelle The Black Glove, soit Le Gant Noir, une organisation (créée par Morrison) mentionnée quelques fois dans l’ouvrage et qui reviendra par la suite. Ce segment est dessinée par J. H. Williams (la série Batwoman) qui croque élégamment chaque séquences du passé en adoptant un style différent. L’éditeur cite Howard Chaykin (El Gaucho), Ed McGuiness (le Chevalier et l’Écuyer), Chris Sprouse (le Ranger), Steve Rude (Frère Chiroptère) et même Dave Gibbons (Wingman).

Au Clown de minuit est carrément un texte avec quelques illustrations, pas vraiment un roman graphique (appellation de toute façon un peu idiote qui désigne au sens noble la bande dessinée pour rendre ce support plus élitiste et moins populaire alors que c’est la même chose). La narration est interminable, pleine de descriptions inutiles venant d’un narrateur omniscient contant le retour du Joker depuis Arkham. La poignée de dessins qui accompagne ce titre a affreusement mal vieilli : il s’agit de conceptions en 3D par ordinateur, on dirait des cinématiques de PlayStation 1 ou 2…

On les doit à John Van Fleet (Shadows Fall) – illustrateur qui a majoritairement travaillé pour des projets liés à des franchises cultes (Star Wars, Matrix, Hellraiser…). On a aussi du mal à savoir si cet épisode si atypique s’insère réellement dans le reste de l’histoire, il semblerait que oui mais c’est pénible à lire et pas très intéressant. On peut clairement s’en passer en (re)lecture intégrale du run de Morrison.

À ce stade, nous sommes à la moitié de l’intégrale (donc fin du premier tome de la précédente édition) ; l’ensemble est globalement satisfaisant, bien emmené dans sa première moitié, un peu moins convaincant dans la seconde. Le nouveau personnage, Damian, est à la fois intéressant mais aussi paradoxalement survolé (on sait qu’il a été éduqué par des assassins, qu’il a dix ans, qu’il tue sans sourciller et ainsi de suite). Il manque tout un pan (qui viendra peut-être plus tard ?) pour savoir s’il a passé dix années réellement écoulées à ce rythme ou s’il a bénéficié d’une sorte d’accélération médicale pour grandir (on le voit un peu en flash-back dans des laboratoires médicaux). Le gamin vantard et insupportable ajoute un élément complètement inédit et qui change drastiquement le statu quo, en soi rien que pour ça c’est pertinent. La suite de l’intégrale se concentre que sur deux longs récits : Batman meurt à l’aube et Batman R.I.P. (équivalent du second tome de la précédente édition évidemment).

Batman meurt à l’aube est introduit par une dizaine de planches issues de la série 52, se déroulant après Infinite Crisis. On y découvre brièvement ce que Bruce/Batman faisait durant cette période, notamment une retraite méditative dans un endroit reculé. Place ensuite à quatre épisodes dont les trois premiers lèvent le voile sur les fameux trois fantômes usurpateurs de Batman, l’on apprend qu’il s’agit en fait de policiers. Le dernier chapitre est davantage une transition vers la suite et remet Jezabel un peu plus au centre du récit. Ça se lit bien dans l’ensemble mais c’est un peu moins passionnant que le début.

Batman R.I.P. est nettement plus long, s’étale sur six épisodes (introduits par trois planches de DC Universe #0) et… c’est un beau bordel. Grant Morrison reprend son organisation Le Gant Noir (qu’il a conçue), dirigée par Dr. Hurt (inspiré par un très vieux personnage – on en reparlera dans la critique de la troisième intégrale), menant le club… des vilains – avec plein d’ennemis ridicules improbables. On ne comprend pas très bien mais ils arrivent à envahir le manoir Wayne et nouer une alliance avec… le Joker ! Poussé à bout, Batman libère sa personnalité machiavalique, le Batman Zur en Arh, plus radical que le « vrai » Bruce/Batman (repris récemment dans Batman Dark City – Failsafe).

Place, cette fois, à l’Âge d’Argent car Zur en Arrh (habilement teasé en tout début du volume) est historiquement issu d’une autre planète et créé dans Batman #118 en 1958. Le Bat-Mite, créature qui survient dans les rêves du justicier, provient lui aussi de cette même période (la « psychédélique ») : mai 1959 dans Detective Comics #267. Morrison continue donc de plonger dans le patrimoine de DC Comics pour le remettre étrangement au goût du jour – le travail habituel de Morrison certes, mais globalement clivant car peu accessible, pas forcément passionnant et risqué, donc à saluer dans tous les cas ! L’idée de regrouper tous les aspects de la mythologie et chronologie (dont l’éditoriale) de Batman est, forcément, casse-gueule car elles brassent tous les genres : aventure, comédie (kitch), science-fiction, fantastique, horreur, thriller, action… et ainsi de suite.

Bref, dans Batman R.I.P., ça part un peu dans tous les sens, la lecture est compliquée (non pas complexe dans le sens exigeante voire soumise à de la réflexion, de l’analyse intellectuelle – ce qui aurait été chouette) mais difficile car manquant d’une certaine fluidité, compréhension et intelligibilité. On se moque un peu de cette vaste nouvelle galerie de personnages loufoques, d’un ennemi visiblement puissant mais dont on ne perçoit pas comment ni pourquoi. Quant aux connexions avec le début du run, elles sont assez faibles voire inexistantes : Damian est complètement délaissé durant toute cette partie (et la précédente), perdant le dynamisme et l’originalité du début du titre qui en faisait son point fort.

Heureusement, dans cette seconde moitié d’intégrale tous les dessins de Tony Daniel (Flash, Teen Titans, Detective Comics période Renaissance…) permettent malgré tout d’apprécier cette étrange épopée. Il y a une cohérence graphique globale, ce n’est pas désagréable à regarder, quelques pleines pages sont efficaces, la colorisation tout à fait correcte (Guy Major à nouveau nettement mieux que durant la première moitié même si les visages souffrent toujours de ce côté lisse). Seul un épisode est signé par un autre artiste (Ryan Benjamin).

Au global, Tony Daniel et Andy Kubert signent une bonne partie de cette intégrale à l’exception du Club des Héros (par J.H. Williams), Au Clown de Minuit (John Van Fleet) et un chapitre du run (Ryan Benjamin). C’est donc une bonne chose car ajoute un certain cachet graphique non négligeable, d’autant plus que Daniel et Kubert ont des styles assez similaires et donc une proposition visuellement cohérente sur la durée (de cet opus).

En revanche, on peut déplorer la volonté de Morrison de rassembler soixante-quinze années du Chevalier Noir dans un fourre-tout parfois indigeste. L’auteur ne s’en est jamais caché et théorise qu’il ne s’est écoulé dans la vie de Bruce/Batman qu’une dizaine d’années durant les presque huit décennies d’édition. Âge d’or, d’Argent, de Bronze, âge moderne… le scénariste puise à droite à gauche des concepts et personnages oubliés par tout le monde pour les remettre en avant, parfois ça fonctionne (le Batman de Zur en Arh…) parfois c’est moyennement palpitant (le club des héros…). Morrison ne se contente pas de recycler des éléments, il en créé des nouveaux et, une fois de plus, parfois ça fonctionne (Damian Wayne, Jezabel, les trois Batman fantômes/policiers…) parfois c’est moyennement palpitant (Hurt, le club des héros, le club des vilains…).

L’auteur écossais ne peut s’empêcher de perdre le lecteur dans sa seconde moitié dans une confusion qu’on espère volontaire, cela plaît ou non… Il n’y a pas forcément une prétention dans la narration, à se vouloir accessible ou non, mais c’est un parti pris bizarre et clivant, qui dénote sévèrement avant la première moitié, bien plus agréable en lecture. Néanmoins, l’évolution de Batman/Bruce est plaisante à suivre – complètement inédite – ainsi que celles, corrélées, d’Alfred et Tim Drake. Deux alliés de longue date qui sont, forcément, impactées par l’arrivée d’un fils et ce qui semble être la disparation annoncée et prochaine du célèbre milliardaire…

Alors, cette première intégrale est-elle un indispensable ? Une histoire culte ? C’est extrêmement difficile d’apporter une réponse tranchée sur ce (début) de run mythique. Sur ce site, on pense que non. Attention, cela ne veut pas dire que la fiction est surestimée ou inintéressante mais – comme évoqué au tout début de la critique –, elle est profondément inégale et clivante, s’adressant à la fois à des experts (qui apprécieront le pot pourri Batmanesque) et des novices (une gigantesque aventure avec de nouveaux personnages et des situations originales).

Il est donc conseillé de la lire une fois un certain bagage « culturelle » autour de Batman accumulée et – peut-être –, ne pas s’attendre à un chef-d’œuvre où tout serait exceptionnel (les critiques du run de Morrison ont tendance à manquer de nuances). Néanmoins, et sans trop en dévoiler, la suite sera meilleure (cf. index dédié) et, en ce sens, il ne faut pas la manquer !

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 06 avril 2018.
Contient : Batman #655-658 + #663-669 + #672-681 + pages from 52 #30 & #47 & DCU #0
Nombre de pages : 552

Scénario : Grant Morrison
Dessin : Andy Kubert, J.H. Williams III, Tony Daniel, John Van Fleet, Ryan Benjamin
Encrage : collectif
Couleur : Dave Stewart, Guy Major, Alex Sinclair

Traduction : Alex Nikolavitch
Lettrage : Christophe Semal et Laurence Hingray

Acheter sur amazon.frGrant Morrison présente Batman • Intégrale – Tome 1/4 (30 €)

   

Batman & Joker – Deadly Duo

C’est LA grosse sortie de fin d’année 2023 chez Urban Comics : Batman & Joker – Deadly Duo, entièrement écrit et dessiné par Marc Silvestri. Un récit issu du Black Label, permettant d’être accessible et indépendant, sans s’encombrer de la continuité habituelle liée au Chevalier Noir. Pour l’occasion, le titre sort dans trois versions : une normale (21 €), une en noir et blanc limitée à 1.500 exemplaires (29 €) et une spéciale pour l’enseigne Pulp’s Comics avec une variante en couverture et sept lithographiques exclusives (25 €), éditée à 800 exemplaires. Découverte.

[Résumé de l’éditeur]
De mystérieuses goules à l’apparence du Joker sillonnent les rues de Gotham, semant têtes coupées et cadavres sur leur passage. Dans ce chaos funeste, Harley Quinn et le Commissaire Gordon manquent à l’appel. Le Chevalier Noir se met aussitôt à leur recherche, et ne tarde pas à comprendre que quelqu’un d’autre suit leur piste : le Prince Clown du Crime. Les ennemis jurés vont devoir se résoudre à l’impensable pour arriver à leurs fins : enterrer la hache de guerre.

[Début de l’histoire]
Harley Quinn semble prisonnière d’un puits ancien. Son mystérieux geôlier a un œil rouge…

Harvey Bullock et Batman enquêtent sur une scène de crime sordide qui paraît signée le Joker.

Gordon a disparu et, dans Gotham, le Chevalier Noir affronte des goules ressemblant, à nouveau, au Joker.

Quand Batman retrouve enfin ce dernier, aussi surprenant que cela puisse paraître, les deux ennemis jurés ont pourtant un but commun : retrouver leur allié respectif (Gordon et Quinn). Une alliance se créée…

[Critique]
Une sacrée épopée graphique horrifique ! Voilà ce qui attend le lecteur de Batman & Joker – Deadly Duo. Ce qui frappe d’entrée de jeu est la virtuosité des dessins de Marc Silvestri. Un style nerveux et dynamique, à peine encré et sublimement mis en couleur par Arif Prianto – on y reviendra – qui sert une histoire plus ou moins inédite. Le scénario (également signé Silvestri) est assez inégal et c’est principalement à cause de cela que le titre pêche par moment (et qu’on lui préfère donc sa beauté visuelle en premier lieu).

Dans Deadly Duo, on est directement plongé dans un registre d’horreur et de fantastique, il ne faut donc pas s’attendre (contrairement à ce qui est indiqué en quatrième de couverture) à un « Thriller / Action » mais plutôt à de l’action sanglante incluant créatures (les fameuses goules) et même des sortes de zombies (on en parle plus loin). De quoi déstabiliser (ou décontenancer, ou séduire) le lectorat davantage fan du côté urbain et policier, plus « terre-à-terre » en somme, des aventures du Chevalier Noir.

Le récit est palpitant, extrêmement bien rythmé malgré des textes (ou une traduction ?) manquant d’une certaine « fluidité », c’est un aparté très subjectif mais certaines bulles sonnent bizarrement, par exemple quand le Joker rabâche qu’il a bu trop de thé glacé (!?) sans que cela débouche sur un élément narratif corrélé. Il y a d’autres petits « tics » de langage comme cela qui parsèment la fiction de façon un peu abrupt. De même, on est parfois perdu par rapport aux nouveaux personnages (pourtant peu nombreux, on songe à Donald Simms en priorité) pour comprendre leur lien exact avec Bruce Wayne, Batman, Gotham City, Gordon… Rien de bien méchant au demeurant mais on se surprend à relire quelques cases de temps à autre pour bien assimiler les informations (cela ne veut pas dire que c’est compliqué, ce sont juste les propos qui sont moins intelligibles, donc faute d’écriture de temps en temps (ou de traduction ?)).

Passé ces micro reproches, que nous offre Deadly Duo ? Une course épique et effrénée où Batman doit collaborer avec le Joker. Ce concept improbable et rarement exploité (récemment, on pense juste à Last Knight on Earth qui s’en rapproche, et encore) est habilement mis en scène dans le début du titre. Le Joker est solidement attaché et retenu prisonnier dans la Batcave, une cagoule sur le visage (qui s’ouvre au niveau des yeux et de la bouche- et un casque de musique sur les oreilles). Deux protagonistes contraints et forcés de s’entraider ensuite (le Joker reste menotté pour que Batman puisse le surveiller). Leur binôme obligatoire résulte d’un objectif commun : retrouver et sauver Gordon pour Batman, Harley Quinn pour le Joker.

Attention, il ne faut pas s’attendre non plus à de longues péripéties pour les deux, leur association arrive presque au milieu du livre avant d’être interrompue par plusieurs flash-backs (très pertinents). Cette alliance inattendue se résume, in fine, à uniquement se rendre dans un endroit où était convié initialement le Prince Clown du Crime pour résoudre des énigmes et… sauver des gens (!). Autant dire que le Joker s’en moque. Arrive alors, littéralement, une descente (aux enfers) dans les limbes de Gotham City, la partie souterraine devient le terrain de jeu du nouvel ennemi créé pour l’occasion où se retrouvent Batman et le Joker pour (déjà) la suite et fin de leur coalition. Attention aux révélations dans le paragraphe suivant si vous ne voulez pas trop en savoir, passez à celui d’après (idem, ne descendez pas tout en bas voir la dernière illustration – celle sous les squelettes en costumes – même si en soi elle ne dévoile rien mais au cas où…).

C’est tout le propos de Deadly Duo (et sa maladresse). Silvestri le reconnaît bien volontiers dans sa postface, sa fiction est avant tout la création d’un antagoniste qui devrait « revenir » ensuite (pas forcément dans une suite directe mais plutôt intégrer simplement la galerie de vilains dans la mythologie de Batman). On parle bien sûr d’Amanda Simms (fille de Donald), alias « Gothrillon » ou « La Comtesse de la Crypte » comme la surnomme le Joker. Une femme tuée par le Joker le jour de son mariage (en tout cas, en apparence), qui arrive à convoquer des morts-vivants dans sa croisade : briser Bruce Wayne, dont elle connaît l’identité, qu’elle juge responsable indirectement de nombreux morts à Gotham.

Certes, ce nouvel ennemi a des intentions « qui se comprennent » et replongent Batman dans une énième réflexion sur sa part de responsabilité (et culpabilité) quant au sort funeste des victimes collatérales (des attentats qu’il n’arrive pas à déjouer ou simplement car il laisse en vie les criminels). Un aspect déjà vu et abordé maintes fois mais qui reste cohérent et plutôt bien écrit dans Deadly Duo. Ce qui fonctionne moins en revanche est toute la couche textuelle verbeuse sur des explications alambiquées autour de « cellules souches, nerfs, chair, os, racines, nutriments, décompositions, renaissance, etc. ». Le titre est bavard et se perd en complications inutiles sur cet aspect.

En synthèse, l’approche « zombie/créature » est bizarrement pensée et gérée, le mystérieux ennemi est charismatique mais peine un peu à convaincre a posteriori dans sa grande organisation d’épreuves (rappelant un peu la saga Saw), son armée « d’enfants » et d’un macGuffin avec le Joker un peu surprenant. Le titre est à son meilleur quand il se concentre (sans surprise) sur les échanges entre le Joker et Batman où les connexions liées à ce duo imprévu : Barbara/Batgirl qui en veut à Batman alors que son père est porté disparu.

Quelques personnages secondaires familiers apparaissent dans l’aventure : Barbara/Batgirl donc, mais aussi Dick/Nightwing et Selina/Catwoman (en plus de ce bon Alfred, évidemment). S’il est agréable de les voir croquer par Silvestri, on peut déplorer leur passage furtif durant les sept épisodes qui composent Deadly Duo. Un chapitrage soigné au demeurant, divisé systématiquement en deux parties avec un intertitre, agrémentant une dimension assez cinématographique et contribuant à l’efficacité rythmique déjà abordée plus haut.

Comme évoqué au début de la critique, c’est donc davantage la patte graphique qui séduit dans Deadly Duo que l’entièreté de son scénario, qui comporte malgré tout de très beaux moments, des séquences originales et des échanges ciselés. Marc Silvestri, soixante cinq ans en 2023 a tenu à dessiner entièrement cette histoire qui lui tenait à cœur. L’artiste a davantage travaillé chez Marvel (X-Men, Wolverine…) mais est surtout connu pour avoir créé (et dessiné au début) la série Cyberforce (scénarisée par son frère Eric), quand il a fondé Image Comics en 1992 avec d’autres collègues dont Jim Lee et Todd McFarlane (cf. le bloc de contextualisation de cet éditeur dans la critique Batman / Spawn (1994)).

Silvestri est au sommet de son art sur Deadly Duo, lui-même arborant une nouvelle manière de travailler, « se nourrissant de la plume de Franklin Booth et Bernie Wrighston (notamment dans sa période Frankenstein) ». Les traits sont fins, détaillés, très vifs et aérés, les corps sculptés et les costumes magnifiés. L’encrage minimaliste contribue à ce style singulier et élégant. Beaucoup de scènes d’action sont épiques et Silvestri icônise au maximum ses héros et anti-héros. Gotham City, la Batcave, le repaire de l’ennemi… toute la géographie, urbaine ou naturelle, ajoute une immersion bienvenue en complément des passages sanglants et d’épouvante, dans lesquels excelle l’artiste. Rien que pour cette plongée graphique ultra séduisante, il est dommage de passer à côté du titre !

La colorisation est assurée par Arif Prianto qui entremêle (sur conseil de Silvestri) autant de teintes chaudes que froides mais sans jamais dénaturer l’ambiance globale et le ton morbide propre à l’aventure. Comprendre que s’il y a bien des gammes chromatiques « excentriques » (le rouge du costume d’Harley Quinn, le violet de celui du Joker, etc.), cela ne verse dans un registre plus « pop et flashy », tranchant avec un côté plus mainstream des productions du genre. De quoi rappeler que Deadly Duo est réservé à « un public averti » (ce qui se comprend amplement quand on voit des décapitations, meurtres ultra violents, têtes coupées, yeux crevés, etc.).

Une sacrée épopée graphique horrifique ! C’est ce qui ouvrait cet article et le ferme car c’est ce qui caractérise donc le mieux ce Batman & Joker – Deadly Duo qu’on a tendance à conseiller, principalement pour cette plongée sanglante visuellement irréprochable. Si on ferme les yeux sur les défauts d’écriture et la création un peu « forcée » d’un ennemi pas forcément convaincant (dans l’immédiat), aucun doute que le lecteur passera un bon moment en découvrant une alliance improbable entre le justicier et son pire ennemi. Alliance un peu rapide et expéditive certes, mais qui offre de belles séquences d’anthologie et iconiques.

On le soulignait en avant-propos, Deadly Duo bénéficie de deux autres tirages limités. Un entièrement en noir et blanc à 1.500 exemplaires dont l’intégralité de la couverture (incluant le verso) avait été dévoilée début juin 2023 dans la dixième newsletter de François Hercouët (consacrée aux travaux de recherche sur les choix de couverture justement). Cette version coûte 29 € et se trouve aisément dans les librairies spécialisées et sur amazon.fr au début de sa mise en vente (attention au stock) – même s’il y a des liens amazon sur ce site (le seul moyen de tirer un micro revenu variant de dix à trente euros par mois pour tout le travail effectué), on conseillera toujours de privilégier les petites enseignes et librairies indépendantes si vous le pouvez.

Le second tirage limité arbore une couverture différente, un pack de sept lithographies exclusives et est réservé à l’enseigne parisienne Pulp’s Comics qui le vend à 25 € (disponible dans leur magasin ou par commande en ligne sur leur site). Cliquez sur les images ci-dessus pour agrandir.

L’ouvrage se terminer d’abord par une postface de quatre pages de Silvestri revenant sur la genèse du projet et son travail dessus ainsi que les personnes qui l’ont accompagnées pour mener à bien son « buddy comic horrifique ». Ensuite, vingt couvertures alternatives concluent ces bonus (il en existe près du double en VO !). Sélection ci-après de quelques-unes marquantes : Jason Shawn Alexander pour les deux premières (#3) puis Gary Frank & Brad Anderson (#5) et enfin John McRea & Mike Spicer (#6).

 

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 3 novembre 2023.
Contient : Batman & Joker Deadly Duo #1-7
Nombre de pages : 208

Scénario & Dessin : Marc Silvestri
Couleur : Arif Prianto

Traduction : Julien Di Giacomo
Lettrage : Scribgit

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