Quand le créateur d’Hellboy, Mike Mignola, s’attaque à Batman, il dessine en 1989 l’atypique (et très inégal) Gotham by Gaslight. Au début des années 2000, il revient travailler sur le Chevalier Noir mais cette fois uniquement au scénario, il écrit – avec Richard Pace – le récit complet La malédiction qui s’abattit sur Gotham, illustré par Troy Nixey.
[Résumé de l’éditeur]
Gotham City, les années 1920. Alors qu’un chalutier ramène dans ses cales une découverte archéologique majeure extraite des glaces du Grand Nord, un mal semble se répandre et contaminer lentement la grande métropole et ses habitants. Confronté aux plans du puissant sorcier Ra’s al Ghul, Batman semble être le seul capable à pouvoir empêcher le retour sur Terre d’entités cosmiques belliqueuses.
[Début de l’histoire]
1928, Bruce Wayne part en expédition en Antarctique pour secourir Cobblepot, en vain puis revient à Gotham City, vingt ans après avoir quitté cette ville. Accompagné de ses compagnons d’infortune, Dick, Jason, et Tim, ils ramènent un homme (ou une créature ?) qui semble survivre dans le froid glacial, dans la cale de leur bateau. Alfred accueille Wayne dans son ancienne demeure, où un certain Kirk Langstrom les attend, ligoté sur une chaise !
En parallèle, Jason Blood révèle quatre mystérieux « éléments » à Bruce et Harvey Dent se présente aux élections municipales.
Convié par Oliver Queen à un dîner, Bruce pense que son ami lui cache quelque chose… Il endosse sa cape de Batman pour enquêter sur les dernières recherches de Langstrom mais une mystérieuse jeune femme, accompagnée d’une créature reptilienne se dresse en travers son chemin.
[Critique]
L’incursion de Batman dans le registre purement fantastique (horreur, ésotérisme, magie, surnaturel, occultisme, spiritisme…) est toujours délicat et rarement réussi ou en tout cas pas totalement convaincant (Les patients d’Arkham, Damned, La nouvelle aube…). Lorsqu’il est pleinement assumé, dévoilé d’entrée de jeu ou sert de ressort narratif pertinent, alors la fiction s’en sort grandie et bien plus palpitante (comme dans Batman Vampire apparemment – toujours pas chroniqué). C’est le cas pour La malédiction qui s’abattit sur Gotham, ouf !
Ici, comme son titre l’indique, une malédiction va s’étendre sur la ville, de multiples façons : apparition de nombreux reptiles, mutations et transformations de certaines personnes, incantations et rituels divers, etc. La transposition de l’univers « Batmanien » à la fin des années 1920 propose un cadre inédit et agréable, rappelant un peu la précédente œuvre de Mignola sortie en 1989 : Gotham by Gaslight (qu’on ne trouve pas exceptionnel, in fine). Un nouvel elseworld gothique dans lequel beaucoup d’éléments classiques du Chevalier Noir apparaissent très tôt, principalement par le biais de son entourage (Alfred, Gordon, Dick, Jason, Tim, Barbara…), de ses ennemis (Freeze, les Ghul, le Pingouin, Man-Bat, Double-Face…) et d’autres figures de DC Comics (le démon Etrigan (Jason Blood), Swamp Thing – à moins que ce soit Killer Croc ?, etc.). Étonnamment, le Joker n’est pas présent mais pour une fois, ce n’est pas plus mal !
Ce petit monde évolue dans une Gotham toujours lugubre, parfois steampunk, visuellement très aboutie dans tous les cas. Le récit est bien rythmé, les trois chapitres (environ 150 pages) sont haletants. Si le premier tiers de la bande dessinée (correspondant plus ou moins au bloc de texte « Début de l’histoire » de cette critique) est assurément le moins bon (faute aux nombreux visages humains grossièrement croqués – on y reviendra), les deux suivants sont un régal pour leur proposition graphique inédite pour un titre Batman, ainsi qu’une succession de scènes pas forcément surprenantes mais qui restent efficaces. Surtout, le Chevalier Noir y est quasiment sous son masque tout le long, gommant ainsi le gros défaut de la BD : les bouches et les visages, disproportionnés, souvent loupés et peu marquants ou reconnaissables. Attention, le Chevalier Noir utilise une arme à feu, brisant une règle fondamentale du justicier sans que cela soit réellement justifié…
Mignola et Pace écrivent une tragédie en plusieurs actes, puisant dans le bestiaire DC à leur sauce et se faisant clairement plaisir pour réinventer les grandes lignes de la Bat-Famille, avec cette fameuse malédiction multiple qui permet de se lâcher visuellement. C’est là où Troy Nixey intervient pour le meilleur et pour le pire… On retient les planches où se mêlent créatures, assauts reptiliens de toutes tailles, chauves-souris et démons géants (issus de l’imaginaire ou non), son Batman costumé sombre et perfectible. Les amateurs d’horreurs seront servis, ne serait-ce qu’avec cette version déroutante et cauchemardesque de Double-Face (cf. bas de cette page) !
Hélas, comme brièvement évoqué plus haut, dès que Nixey croque les visages d’humains, on peine à les apprécier à cause de leur difformité ou les bouches quasiment batraciennes, rappelant l’horrible Année 100. C’est dommage, car sans cela, La malédiction qui s’abattit sur Gotham, serait probablement devenu culte et fortement apprécié [1]. L’esprit « pulp » sied plutôt bien à l’atmosphère pesante et ses démons tentaculaires sortis de nulle part.
Le scénario n’est pas sans défauts non plus : les séquences de rituels sont trop longues et pénibles à lire, certains antagonistes rapidement sacrifiés ou faisant de la figuration et les personnages peu attachants au global. Néanmoins, dans une mythologie souvent cloisonnée, cette itération très « lovecraftienne » [2] est un régal pour les fans du genre. Une curiosité à découvrir si vous êtes friands de ces ambiances (et graphismes, bien sûr). Presque un coup de cœur malgré tout…
Après l’histoire principale, l’ouvrage propose Sanctuaire, épisode écrit à nouveau par Mignola en binôme avec Dan Raspler. Cette fois, Mike Mignola dessine intégralement ce chapitre publié initialement en 1993 (Batman : Legends of the Dark Knight #54). Lorsque Batman tue accidentellement un criminel qui cherchait du sang, le justicier s’engouffre dans un cauchemar face à un nécromancien qui le défie… Une plongée mi-onirique, mi-horrifique, sans grand intérêt niveau scénario mais séduisant sur la forme, donc les planches de Mignola et la colorisation de Mark Chiarello, offrant de jolis moments assez rares pour du Batman.
[1] Le livre se clôt avec des bonus inédits : les premières pages de La malédiction qui s’abattit sur Gotham dessinées par… Richard Pace ! En effet, le co-scénariste devait entièrement être aux pinceaux à la base. Son trait beaucoup plus réaliste et précis que celui de son compère Troy Nixey frustre davantage tant on aurait pu avoir quelque chose de plus « beau » en résultat final.
[2] Alex Nikolavitch, auteur et traducteur de comics (dont La malédiction…) dresse une liste des hommages de Mignola à Lovecraft dans une longue introduction intitulée Des tentacules à Gotham.
[À propos]
Publié chez Urban Comics le 2 mai 2016.
Contient : Batman : The Doom That Came To Gotham TPB (#1-3) et Batman : Legends of the Dark Knight #54
Scénario : Mike Mignola et Richard Pace, Mike Mignola et Dan Raspler
Dessin : Troy Nixey, Mike Mignola
Encrage : Dennis Janke
Couleur : Dave Stewart, Mark Chiarello
Traduction & introduction : Alex Racunica Nikolavitch
Lettrage : Calix Ltée, Île Maurice
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